Nanga-Eboko, Haute-Sanaga – Dans une salle du Lycée classique de Nanga-Eboko, 500 personnes retiennent leur souffle. Sur scène, des lycéens incarnent le drame quotidien de leurs communautés : des familles dépossédées de leurs terres, des lotissements vendus puis confisqués, des voix étouffées par l’injustice. Mais cette fois, le théâtre n’est pas qu’un spectacle. C’est une révolution silencieuse qui se propage sur les ondes de Radio ODAMA FM, portée par la langue Bamvele et le français.
Une réponse culturelle à une crise systémique
Entre le 20 et le 24 février 2025, le Centre pour l’Environnement et le Développement (CED), en partenariat avec la Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit (GIZ), a orchestré une mission audacieuse : transformer le théâtre scolaire en outil de plaidoyer pour les droits fonciers. L’initiative s’inscrit dans le projet « La société civile participe à la formulation et à la mise en œuvre d’une politique foncière responsable au Cameroun », une réponse directe à une problématique qui gangrène les zones rurales camerounaises.
La situation dans la Haute-Sanaga illustre l’urgence de cette intervention. Des particuliers qui avaient acquis des lotissements auprès des mairies de Nkoteng et Mbandjock par exemple se sont retrouvés déguerpis par la SOSUCAM. Certains, tentant de faire valoir leurs droits, ont été incarcérés. Cette réalité, le Sous-Préfet de Nanga-Eboko l’a confirmée lors des échanges avec l’équipe : la spéculation foncière est particulièrement aiguë dans les villages non traversés par la route nationale.
Le pouvoir de la langue maternelle
L’innovation majeure de cette initiative réside dans son ancrage linguistique et culturel. En choisissant le Bamvele comme vecteur principal de sensibilisation, à l’occasion de la Journée internationale de la langue maternelle, le CED a franchi une barrière cruciale : celle de l’accessibilité cognitive et émotionnelle du message.
« Quand les lycéens parlent en Bamvele, ce ne sont plus des acteurs. Ce sont les fils et filles de la communauté qui racontent l’histoire de leurs propres familles », explique l’équipe de mission composée d’Atangane Mbang Delor Michel, Ngoube Ngoube Edith Christian, Engamba Giovanny et Foning Thierry Augustin.
La pièce « Terre de femmes », produite et post-produite avec l’équipe technique de Radio ODAMA FM, existe désormais en deux versions audio (français et Bamvele), garantissant une diffusion maximale auprès des populations urbaines et rurales.
- Version en Bamvele
- Version Française
Une chaîne de valeur stratégique
La méthodologie déployée révèle une compréhension fine des dynamiques de changement social :
Phase 1 : L’ancrage institutionnel Dès le premier jour, l’équipe a sécurisé un accord de principe avec la Chef de chaîne de Radio ODAMA FM pour la production, la post-production et la diffusion du théâtre radiophonique. Cette collaboration stratégique garantit une portée médiatique durable.
Phase 2 : La préparation minutieuse L’évaluation de l’état de préparation des élèves-comédiens du Lycée classique de Nanga-Eboko (LYCLANE) a permis d’assurer la qualité artistique et pédagogique du message. Simultanément, un plan de travail a été élaboré avec l’équipe technique de Radio ODAMA FM, professionnalisant l’ensemble du processus.
Phase 3 : L’impact immédiat La sensibilisation du 21 février 2025, coïncidant avec la Journée internationale de la langue maternelle, a touché 500 personnes en direct. Mais l’impact ne s’arrête pas là : les fichiers audio produits continueront d’être diffusés sur les ondes d’ODAMA FM, démultipliant l’audience.
Phase 4 : L’institutionnalisation La visite au Sous-Préfet et au Président des Tribunaux le 24 février a transformé une action de sensibilisation en levier de plaidoyer institutionnel. Les recommandations formulées par le Sous-Préfet — mener des enquêtes villageoises, documenter les dynamiques foncières, compléter les données auprès du MINDCAF et du MINDHU — témoignent d’une appropriation politique du sujet.
Les défis de la mesure d’impact
L’équipe a identifié une limite importante : l’absence d’instrument de mesure de l’audimat à Radio ODAMA FM. Pour y remédier, il a été recommandé d’intégrer des sondages lors des sensibilisations communautaires et des enquêtes de collecte de données dans les villages. Cette lacune souligne un défi plus large : comment quantifier l’impact des initiatives de communication pour la justice sociale dans les contextes où les infrastructures de mesure sont limitées ?
Vers une cartographie approfondie
La mission a révélé l’ampleur du travail restant à accomplir. La suggestion finale — « approfondir la cartographie des dynamiques foncières dans les villages de référence du projet et au-delà » — pointe vers une nécessité : transformer les données qualitatives en preuves documentées pour alimenter le plaidoyer.
Le Sous-Préfet a d’ailleurs émis une hypothèse structurante : la construction de la route nationale pourrait être un catalyseur des bradages de terres et des conflits fonciers dans la Haute-Sanaga. Vérifier cette hypothèse nécessite des enquêtes approfondies, croisant données administratives et témoignages communautaires.
Un modèle réplicable
L’initiative du CED à Nanga-Eboko démontre qu’il est possible de mobiliser les communautés autour d’enjeux complexes en utilisant des vecteurs culturels familiers. Le théâtre radiophonique, ancré dans la langue locale, transcende les barrières de l’alphabétisation et touche les populations là où elles se trouvent : dans leurs foyers, leurs champs, leurs commerces.
Ce modèle est réplicable dans d’autres régions du Cameroun et d’Afrique francophone où les conflits fonciers menacent la cohésion sociale et la sécurité alimentaire. Il nécessite cependant trois ingrédients essentiels : un ancrage linguistique authentique, des partenariats stratégiques avec les médias communautaires, et une volonté politique de transformer les sensibilisations en politiques publiques.
Perspectives
L’accord de principe obtenu pour une collaboration approfondie entre le CED et Radio ODAMA FM ouvre des perspectives prometteuses. Au-delà de la diffusion ponctuelle, il s’agit désormais de construire une programmation régulière intégrant les enjeux fonciers, environnementaux et de gouvernance.
Documenter ces récits pluriels, sans les réduire à une narration simpliste, constitue un défi méthodologique majeur pour les organisations de la société civile.
Conclusion
Dans un contexte où les conflits fonciers déstabilisent les communautés rurales africaines, l’initiative du CED à Nanga-Eboko démontre qu’il existe des alternatives à la confrontation judiciaire : l’éveil des consciences par la culture, l’information par les médias de proximité, et le plaidoyer par la documentation rigoureuse.
500 personnes sensibilisées, c’est 500 potentiels ambassadeurs du changement. Des fichiers audio diffusés en Bamvele et en français, c’est la garantie d’une audience élargie et diversifiée. Des partenariats institutionnels renforcés, c’est la promesse d’une transformation durable des pratiques foncières.
Le théâtre radiophonique n’est pas qu’un outil de communication. C’est un acte politique qui redonne la parole à ceux qu’on a trop longtemps réduits au silence. Et dans la Haute-Sanaga, cette parole résonne désormais sur toutes les ondes.
Le projet « La société civile participe à la formulation et à la mise en œuvre d’une politique foncière responsable au Cameroun » est mis en œuvre par le Centre pour l’Environnement et le Développement (CED) avec l’appui financier de la Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit (GIZ). Il vise à promouvoir une gouvernance foncière inclusive et participative à Nanga-Eboko et à Yoko, inspirée des directives volontaires internationales, tout en renforçant les capacités des organisations et acteurs locaux.