- La carte révélatrice d'un territoire sous tension
- L'exploitation forestière : Un pillage organisé
- Western Farn : Le fantôme des 11 000 hectares
- Quand les pistes à bétail deviennent des pistes de conflits
- Le bradage organisé des terres ancestrales
- Les jeunes et les femmes : Les exclus du foncier
- Des comités de gestion forestière désarmés
- Mbomendjock et la colonisation progressive
- Un appel à l'action coordonnée
- Au-delà de Nanga-Eboko : des leçons pour l'Afrique centrale
- Un choix à faire maintenant
- Equipe de mission
Entre le 12 et le 24 mars 2025, dans sept villages de l’arrondissement de Nanga-Eboko, une équipe du Centre pour l’Environnement et le Développement (CED) a documenté une réalité alarmante : les communautés locales perdent progressivement le contrôle de leurs territoires ancestraux. Ce qui se joue ici dépasse largement les frontières d’une région camerounaise – c’est un microcosme des défis fonciers qui menacent la stabilité sociale et environnementale de l’Afrique centrale.
La carte révélatrice d’un territoire sous tension
Lorsque les équipes du CED ont déployé leurs GPS dans les villages d’Atté, Mangai, Emtsé, Ndimekong, Wassa-Bamvelé, Zengouaga et Etog-Nang du 12 au 24 mars 2025, elles ne s’attendaient pas à découvrir une telle convergence de crises. Dans chacun de ces sept villages, la cartographie participative a révélé un schéma troublant : des frontières contestées, des ressources pillées, et des communautés désarmées face à des acteurs plus puissants.
À Atté, le chef du village pointe du doigt une ligne invisible dans la forêt. « C’est ici que Mbatoua revendique notre territoire », explique-t-il, la voix chargée de frustration. Ce conflit aigu de délimitation n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Dans pratiquement chaque village visité, les limites ancestrales – souvent matérialisées par des cours d’eau ou des reliefs naturels – sont aujourd’hui remises en question par les villages voisins.

L’exploitation forestière : Un pillage organisé
Mais les conflits entre villages ne sont que la partie émergée de l’iceberg. La mission du CED a mis au jour un système d’exploitation forestière illégale particulièrement sophistiqué. À Atté et Mangai, la société SOCACONTRA est accusée de « blanchir » du bois coupé illégalement. Le mécanisme est bien rodé : des intermédiaires locaux, surnommés « warapeurs », facilitent les coupes clandestines, le bois est ensuite blanchi par des sociétés disposant de permis légaux.

À Zengouaga, la situation est encore plus préoccupante. Le bois coupé illégalement est vendu de façon débitée directement dans les parcs à bois de Nanga-Eboko, rendant presque impossible sa traçabilité. Les essences précieuses – Pachi, Talli, Iroko, Bibunga – disparaissent ainsi des forêts communautaires sans que les populations n’en tirent le moindre bénéfice.

« Nous voyons les camions partir chargés de bois, mais nous ne voyons jamais la couleur de l’argent », confie un notable de Mangai. Cette exploitation sauvage ne se limite pas au bois. À Emtsé, des exploitants miniers déploient des engins lourds sans disposer du moindre permis d’exploitation.

Western Farn : Le fantôme des 11 000 hectares
Parmi toutes les découvertes de la mission, celle de Mangai interpelle particulièrement. Sur 11 000 hectares, des bornes marquent un territoire que l’entreprise Western Farn aurait délimité avant de disparaître mystérieusement. Les bornes sont toujours là, spectre d’un projet abandonné, mais leur présence continue de peser sur l’utilisation des terres par les communautés locales.
« Personne ne sait exactement ce que signifient ces bornes aujourd’hui », explique un membre de l’équipe de cartographie. « L’entreprise est partie, mais les limites qu’elle a imposées continuent de créer de l’incertitude. » Cette situation illustre parfaitement les zones grises du droit foncier camerounais, où les communautés se retrouvent prises en otage entre des revendications concurrentes.
Quand les pistes à bétail deviennent des pistes de conflits
La mission a également révélé un paradoxe troublant : les pistes à bétail, censées prévenir les conflits agro-pastoraux, sont devenues elles-mêmes sources de tensions. À Atté et Mangai, les nouvelles pistes tracées par MBOSCUDA traversent soit des zones forestières les rendant impraticables, soit des exploitations agricoles existantes.
À Emtsé, la situation est explosive. La piste à bétail traverse des plantations de sésame, et les tentatives de médiation de MBOSCUDA ont été rejetées par les éleveurs transhumants. À Ouassa-Bamvelé, les chiffres parlent d’eux-mêmes : plus de 25 cas de destruction d’exploitations agricoles par des bovins ont été recensés en 2024 seulement. Les éleveurs, autrefois nomades, se sont sédentarisés et occupent désormais les terres les plus fertiles du village, coincées entre la route et le chemin de fer.

Le bradage organisé des terres ancestrales
Si l’exploitation des ressources naturelles inquiète, c’est le bradage des terres lui-même qui représente la menace la plus existentielle pour ces communautés. À Ndjimekong, les terres sont vendues à grande échelle – 50 hectares, 11 hectares – dans des transactions qui contournent les mécanismes traditionnels de gestion foncière.

À Etog-Nang, la situation marche vers le scandale : des particuliers usurpent la signature des chefs pour vendre illégalement des parcelles de 10 hectares et plus. Parallèlement, à l’intérieur même du village, les limites individuelles et familiales sont régulièrement débordées, créant des conflits entre membres d’une même communauté.

Les jeunes et les femmes : Les exclus du foncier
La mission du CED a également mis en lumière une dimension souvent négligée des crises foncières : l’exclusion systématique des jeunes et des femmes. À Ouassa-Bamvelé, les jeunes ne disposent que de deux représentants dans le conseil des notables et le conseil des familles. Pour eux, comme pour les femmes, l’accès à la terre est strictement limité aux espaces occupés historiquement par leurs familles respectives.
« Comment peut-on nous demander de rester au village si nous n’avons pas accès à la terre pour développer nos propres activités ? », interroge un jeune agriculteur. Cette exclusion alimente l’exode rural et prive les communautés de forces vives essentielles à leur développement.
Des comités de gestion forestière désarmés
Face à cette accumulation de crises, on pourrait s’attendre à ce que les structures communautaires de gouvernance jouent leur rôle de garde-fous. Pourtant, la mission révèle que les Comités Paysans Forêt (CPF), censés assurer l’observation forestière indépendante, manquent cruellement de capacités.
À Emtsé, les différentes organisations communautaires ne partagent ni informations ni vision commune sur la gestion foncière. À Zengouaga, la dynamique associative est tellement faible que les populations locales se retrouvent démunies face aux exploitants forestiers et aux villages voisins plus organisés.
Mbomendjock et la colonisation progressive
Le cas de Zégouaga illustre comment un village peut littéralement voir son territoire se réduire sous ses yeux. Mbomendjock « occupe et poursuit la colonisation » des terres de Zengouaga, selon les termes du rapport. Cette expansion progressive, combinée aux revendications de Lembé Badja qui exploite également les terres de Zengouaga, crée un sentiment d’encerclement et d’impuissance.
Plus troublant encore, l’enclave de Mpandang, une chefferie de 3ème degré, a intégré dans son territoire le marché périodique d’Ebeng, un hameau appartenant à Zégouaga, et s’est arrogé tout le territoire environnant. « Nous avons perdu notre marché et nos terres autour sans pouvoir rien faire », témoigne un habitant.
Un appel à l’action coordonnée
Face à cette cartographie de crises enchevêtrées, la mission du CED propose une approche globale et multidimensionnelle. Les recommandations ne se limitent pas à des interventions ponctuelles, mais appellent à une transformation profonde de la gouvernance foncière dans la région.
Sécurisation des limites territoriales
La première urgence identifiée est la résolution des conflits de délimitation par la cartographie participative contradictoire. Il ne s’agit pas simplement de tracer des lignes sur une carte, mais d’engager les villages en conflit dans un processus de dialogue facilité par des tiers neutres. Les assises coutumières, combinées à des cliniques juridiques, doivent permettre aux communautés de comprendre leurs droits et de négocier des solutions durables.
Renforcement des capacités communautaires
La structuration communautaire apparaît comme le fil rouge de toutes les interventions proposées. Les CPF doivent être formés à l’observation forestière indépendante pour devenir de véritables contre-pouvoirs face aux exploitants forestiers. Les organisations locales ont besoin de compétences en lobbying, plaidoyer et négociation pour défendre efficacement les intérêts de leurs communautés.
Lutte contre l’exploitation illégale
Le rapport propose des enquêtes approfondies sur les sociétés impliquées dans le blanchiment du bois, notamment SOCACONTRA, et sur les filières de commercialisation du bois débité à Nanga-Eboko. Un constat d’huissier sur les bornes de Western Farn est recommandé, accompagné d’une recherche sur les dispositions réglementaires applicables à cette situation ambiguë.
Redéfinition des pistes à bétail
Le plaidoyer auprès de MBOSCUDA pour une redéfinition des tracés de pistes à bétail est présenté comme essentiel pour prévenir l’escalade des conflits agro-pastoraux. Ces nouvelles pistes doivent être conçues en consultation avec les communautés agricoles et les éleveurs, en tenant compte des réalités d’utilisation des terres.
Inclusion des groupes marginalisés
Enfin, des actions de plaidoyer spécifiques sont nécessaires pour améliorer la représentation des jeunes et des femmes dans les instances de décision foncière et leur garantir un accès équitable à la terre.
Au-delà de Nanga-Eboko : des leçons pour l’Afrique centrale
Ce qui se déroule dans ces sept villages de Nanga-Eboko n’est ni unique ni isolé. Ces dynamiques – conflits de limites, exploitation illégale des ressources, bradage des terres, exclusion des groupes vulnérables, affaiblissement des structures communautaires – se retrouvent à travers toute l’Afrique centrale.
La mission du CED, financée par la GIZ dans le cadre du projet « La société civile participe à la formulation et à la mise en œuvre d’une politique foncière responsable au Cameroun », offre plus qu’un diagnostic. Elle propose une méthodologie – la cartographie participative combinée aux profils historiques – qui permet aux communautés de documenter elles-mêmes leurs droits et de construire des arguments solides pour leur défense.
Le rapport démontre également que les solutions techniques (cartographie, renforcement de capacités, cliniques juridiques) ne suffisent pas. La résolution durable des crises foncières nécessite une transformation des relations de pouvoir : entre villages voisins, entre communautés et entreprises, entre autorités traditionnelles et groupes marginalisés, entre décideurs locaux et acteurs externes.
Un choix à faire maintenant
Les sept villages de Nanga-Eboko sont à un tournant. Sans intervention rapide et coordonnée, les conflits aigus documentés par la mission risquent de dégénérer en violence ouverte. L’exploitation illégale des ressources va s’intensifier, appauvrissant durablement les communautés et dégradant irréversiblement l’environnement. Le bradage des terres va se poursuivre, privant les générations futures de leur héritage.
Mais ces communautés ne sont pas résignées. La participation massive aux sessions de cartographie participative – impliquant chefs, conseils de notables, populations locales, facilitateurs communaux – témoigne d’une volonté d’action. Les guides locaux qui ont accompagné l’équipe du CED connaissent chaque arbre, chaque cours d’eau, chaque limite historique de leurs territoires. Ce savoir, une fois formalisé et légitimé, devient un outil puissant de revendication.
Pour les organisations internationales travaillant sur la gouvernance foncière, le développement durable et la prévention des conflits en Afrique centrale, Nanga-Eboko offre un laboratoire grandeur nature. Les interventions proposées – si elles sont mises en œuvre avec les ressources, le temps et l’engagement nécessaires – peuvent démontrer qu’il est possible de renverser la spirale de l’accaparement et de reconstruire une gouvernance foncière équitable et durable.
La question n’est plus de savoir si nous devons agir, mais si nous agirons avant qu’il ne soit trop tard.
Equipe de mission
- Delor Michel ATANGANE MBANG
- Edith Christian NGOUBE NGOUBE
- Diane TAPIMALI
- Giovanny ENGAMBA
- Cladelle TIDO
- Achille EWOLO
- Thierry Augustin FONING
- Gilles NGUIMBONG
Le projet « La société civile participe à la formulation et à la mise en œuvre d’une politique foncière responsable au Cameroun » est mis en œuvre par le Centre pour l’Environnement et le Développement (CED) avec l’appui financier de la Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit (GIZ). Il vise à promouvoir une gouvernance foncière inclusive et participative à Nanga-Eboko et à Yoko, inspirée des directives volontaires internationales, tout en renforçant les capacités des organisations et acteurs locaux.