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Le théâtre scolaire brise le silence sur les conflits fonciers au Cameroun : Le pari réussi du CED à Yoko et Nanga-Eboko
Comment une pièce de théâtre en Bamvele réveille la conscience foncière au Cameroun ?

Le théâtre scolaire brise le silence sur les conflits fonciers au Cameroun : Le pari réussi du CED à Yoko et Nanga-Eboko

Une scène, des voix, un territoire à défendre

Dans la ville de Nanga-Eboko, région de la Haute-Sanaga, le rideau se lève sur une réalité que beaucoup préfèrent taire : les conflits fonciers qui déchirent les communautés camerounaises. Mais ce 5 février 2025, ce ne sont pas des avocats ni des fonctionnaires qui portent le message. Ce sont des adolescents, 11 élèves du Lycée technique, qui incarnent avec une intensité bouleversante l’histoire d’Héritage vendu – une pièce où le bradage des terres familiales devient le symbole d’un drame social bien plus vaste.

Devant près de 1 800 spectateurs médusés, ces jeunes comédiens donnent corps aux doubles ventes, aux empiètements de limites, aux déchirements familiaux. Dans la foule, des parents reconnaissent leurs propres histoires. Des chefs traditionnels hochent la tête. Des jeunes découvrent que la terre sous leurs pieds porte le poids d’enjeux qui dépassent leur imagination.

Cette scène n’est que le début d’une mission exceptionnelle orchestrée par le Centre pour l’Environnement et le Développement (CED), en partenariat avec la Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit (GIZ). Entre le 2 et le 12 février 2025, une équipe dédiée a transformé 83 élèves en véritables agents de changement, touchant au final plus de 12 500 personnes – soit 200% de l’objectif initial.

L’innovation au service de la gouvernance : le théâtre comme outil de transformation

Le défi : sensibiliser dans un contexte de pression foncière croissante

Dans les zones de Nanga-Eboko et Yoko, la pression foncière n’est pas qu’une statistique. C’est une réalité quotidienne qui fracture les communautés, oppose les voisins, et menace la cohésion sociale. Face à ce constat, le projet « La société civile participe à la formulation et à la mise en œuvre d’une politique foncière responsable au Cameroun » a choisi une approche audacieuse : mobiliser la jeunesse comme vecteur de sensibilisation.

Plutôt que d’organiser des séminaires traditionnels ou des formations académiques, le CED a opté pour le théâtre scolaire – un medium qui parle directement au cœur, qui ne connaît pas les barrières de l’alphabétisation, et qui transforme les spectateurs en participants actifs d’une réflexion collective.

La méthode : de la formation à la représentation

L’approche déployée repose sur un cycle complet de renforcement des capacités :

Phase 1 : Formation intensive de 83 élèves répartis dans cinq établissements (Lycée technique, Lycée bilingue et Lycée classique de Nanga-Eboko, CETIC de Ndjolé, Lycée bilingue de Yoko) ont été formés aux techniques théâtrales par une comédienne professionnelle. Plus qu’apprendre à jouer, ils ont appris à traduire des réalités juridiques complexes en récits accessibles.

Phase 2 : Création contextualisée Chaque troupe a développé sa propre pièce, ancrée dans la cartographie des problèmes fonciers locaux :

  • Héritage vendu : le bradage des terres et ses conséquences sociales
  • Jeu de terre à Ngoulmetara : les doubles ventes et leurs implications juridiques
  • Terre de femmes : l’approche genre dans la gestion du patrimoine foncier
  • L’escalade des conflits fonciers à Ndoop : empiètements, conflits agropastoraux et rôle des chefs traditionnels
  • L’escalade des conflits fonciers à Ndoop : empiètements, conflits agropastoraux et rôle des chefs traditionnels [VERSION MIME]

Phase 3 : Mobilisation institutionnelle Le succès de l’initiative repose également sur une stratégie d’engagement remarquable. Les équipes du CED ont obtenu le soutien politique des préfets, sous-préfets, délégations de la jeunesse et autorités scolaires. À Nanga-Eboko, le Sous-Préfet a même émis un message-porte officiel (N°0015/MP/JO2/03/SP) pour mobiliser les chefs traditionnels de 3ème degré et les populations.

Cette légitimation institutionnelle a transformé les représentations en véritables événements communautaires, culminant avec la « Journée des Oscars » présidée par le Préfet de la Haute-Sanaga, où les meilleures pièces ont été présentées devant 2 300 spectateurs.

Des résultats qui dépassent les attentes

L’impact quantitatif : un objectif pulvérisé

Les chiffres parlent d’eux-mêmes :

  • 12 513 personnes sensibilisées (objectif initial : 5 380, soit un taux de réalisation de 233%)
  • 83 élèves formés aux techniques théâtrales et devenus ambassadeurs de la gouvernance foncière
  • 13 représentations dans trois localités
  • 5 pièces originales créées et jouées

La répartition géographique témoigne d’une couverture équitable :

  • Nanga-Eboko : 6 870 spectateurs
  • Yoko : 4 122 spectateurs
  • Ndjolé : 1 521 spectateurs

L’impact qualitatif : transformer les perceptions et les comportements

Au-delà des nombres, c’est la nature de l’impact qui impressionne. Les populations ne se sont pas contentées d’assister passivement aux représentations. Elles ont réagi, questionné, partagé leurs propres expériences. Dans les groupes WhatsApp des établissements partenaires, un questionnaire numérique a révélé une demande forte pour des activités de sensibilisation continues.

Les autorités administratives, loin de percevoir l’initiative comme une contrainte, l’ont plébiscitée. Le Maire de Yoko a même suggéré d’organiser une réunion des parties prenantes du foncier à Ngouetou – épicentre des querelles de limites – pour capitaliser sur la dynamique créée.

Les villages non inclus dans le projet, comme Lembe Yezoum, ont exprimé le souhait de bénéficier des mêmes activités, témoignant d’un effet de propagation organique.

L’impact symbolique : les jeunes comme agents de changement

La puissance de cette initiative réside dans son renversement symbolique. Traditionnellement, les jeunes sont considérés comme les bénéficiaires passifs des politiques foncières décidées par leurs aînés. Ici, ils deviennent les éducateurs, ceux qui questionnent les pratiques établies, qui nomment les dysfonctionnements, qui proposent des alternatives.

En défilant le 11 février avec des banderoles lors de la Fête de la Jeunesse (49 élèves à Ndjolé, 33 à Yoko), ces jeunes ont investi l’espace public avec un message clair : la gouvernance foncière responsable est l’affaire de toutes les générations.

Les leçons d’une approche innovante

Ce qui fonctionne : les facteurs clés de succès

1. L’ancrage local des contenus Chaque pièce a été construite à partir de la cartographie réelle des conflits fonciers locaux. Cette authenticité a rendu les messages immédiatement reconnaissables et pertinents pour les communautés.

2. La légitimation institutionnelle L’implication active des autorités administratives et scolaires a conféré une crédibilité officielle aux messages portés par les jeunes, tout en facilitant la mobilisation.

3. L’utilisation stratégique des événements communautaires En s’insérant dans le programme officiel de la Semaine de la Jeunesse, l’initiative a bénéficié d’une audience captive et d’une visibilité maximale.

4. La formation de qualité L’engagement d’une comédienne professionnelle a assuré un niveau artistique suffisamment élevé pour capter l’attention et maintenir l’intérêt du public.

5. La communication digitale La diffusion en direct sur Facebook a démultiplié la portée des représentations, accroissant significativement la visibilité du CED et du projet.

Les défis rencontrés : des enseignements pour l’avenir

Contraintes logistiques Les déplacements ont parfois été retardés par des problèmes de carburant, obligeant les équipes à constituer des réserves. Cette difficulté souligne la nécessité de prévoir des moyens de déploiement plus flexibles pour les projets en zones rurales.

Coordination avec les calendriers scolaires Les chevauchements avec les programmes du Ministère de la Jeunesse et de l’Éducation Civique ont parfois compliqué la disponibilité des élèves. Certains participants aux premières répétitions n’ont pas pu achever la formation, nécessitant des ajustements de dernière minute.

Flexibilité des effectifs La volonté initiale de limiter à 10 élèves par établissement s’est heurtée aux exigences scéniques de certaines pièces. Les effectifs ont finalement varié de 11 à 26 élèves selon les établissements, démontrant qu’une approche trop rigide peut contraindre la créativité et l’impact.

Perspectives : capitaliser sur le succès

Face à ces résultats exceptionnels, plusieurs pistes de développement se dessinent :

Extension géographique

La demande exprimée par des communautés non ciblées initialement suggère un potentiel considérable d’expansion. Une cartographie des zones prioritaires pourrait guider l’extension progressive du modèle.

Intensification saisonnière

Le succès de l’insertion dans la Semaine de la Jeunesse ouvre la voie à d’autres opportunités événementielles. Les célébrations du 20 mai (Fête nationale du Cameroun) pourraient constituer un moment clé pour intensifier la sensibilisation à l’échelle nationale.

Capitalisation des contenus

Trois axes de valorisation ont été identifiés :

  1. Création d’albums photos à distribuer aux autorités administratives, politiques et scolaires pour ancrer la mémoire de l’initiative
  2. Transformation en théâtres radiophoniques enregistrés en langues locales, permettant une diffusion à plus large échelle
  3. Documentation des méthodologies pour faciliter la réplication dans d’autres contextes

Pérennisation des troupes

La remise d’attestations de participation aux 83 élèves formés pose les bases d’un réseau d’ambassadeurs jeunes. L’accompagnement de ces troupes au-delà de la mission initiale pourrait transformer cette initiative ponctuelle en mouvement durable.

Implications pour les organisations internationales

Cette initiative camerounaise offre des enseignements précieux pour les acteurs du développement international travaillant sur la gouvernance foncière :

Repenser les approches de sensibilisation

Les méthodes traditionnelles (séminaires, formations académiques, publications techniques) ont leur place, mais elles atteignent rarement les populations rurales les plus affectées par les conflits fonciers. Le théâtre, comme d’autres formes d’expression culturelle, offre une alternative puissante pour :

  • Franchir les barrières de l’alphabétisation
  • Créer une expérience émotionnelle mémorable
  • Faciliter l’appropriation communautaire des messages
  • Générer des discussions spontanées au-delà de l’événement

Investir dans les jeunes comme agents de changement

Trop souvent, les programmes de gouvernance foncière ciblent exclusivement les décideurs adultes ou les autorités traditionnelles. Cette expérience démontre que les jeunes, lorsqu’ils sont formés et soutenus, peuvent devenir des vecteurs de changement particulièrement efficaces. Leur crédibilité auprès de leurs pairs, leur énergie et leur capacité à questionner les normes établies constituent des atouts stratégiques.

Intégrer les institutions locales dès la conception

Le soutien actif des préfets, sous-préfets et délégations sectorielles n’a pas été un bonus, mais un facteur déterminant du succès. Pour les organisations internationales, cela souligne l’importance de co-construire les interventions avec les autorités locales plutôt que de simplement les informer.

Accepter la flexibilité opérationnelle

L’expérience montre que la rigidité des cadres logiques peut parfois nuire à l’impact. Accepter 26 élèves au lieu de 10 dans une troupe, adapter le calendrier aux réalités locales, ajuster les méthodes selon les contextes – cette flexibilité, loin de diluer la qualité, l’a renforcée.

Conclusion : une graine plantée pour une forêt à venir

Au Lycée classique de Nanga-Eboko, la pièce Terre de femmes a mis en scène trois générations de femmes confrontées aux discriminations foncières. Dans la salle, une grand-mère a reconnu son histoire dans celle de l’héroïne. Sa petite-fille, élève de seconde, a compris pour la première fois pourquoi sa grand-mère n’avait jamais possédé de terre malgré des décennies de travail.

Cette prise de conscience intergénérationnelle est peut-être le plus grand succès de cette mission. Car au-delà des 12 513 personnes sensibilisées, au-delà des pourcentages et des statistiques, c’est une conversation qui a été initiée. Une conversation sur qui possède la terre, qui décide de son usage, comment les transactions se font, et surtout, comment elles devraient se faire.

Le théâtre n’a pas tout de suite résolu les conflits fonciers de Nanga-Eboko, Yoko ou Ndjolé. Mais il a fait quelque chose de plus fondamental : il les a rendus visibles, dicibles, questionnables. Il a transformé des jeunes en citoyens éclairés, capables de porter un discours critique sur la gouvernance de leur territoire.

Pour les organisations internationales engagées dans la promotion d’une gouvernance foncière responsable, ce modèle camerounais offre une voie prometteuse. Non pas comme une recette à reproduire mécaniquement, mais comme une invitation à repenser radicalement nos approches : partir des communautés, investir dans leurs capacités d’expression, utiliser la culture comme vecteur de transformation, et faire confiance aux jeunes pour porter des messages que leurs aînés peinent parfois à entendre.

La scène est désormais plantée. Les acteurs sont formés. Le public est conquis. Reste à écrire les actes suivants de cette pièce collective vers une gouvernance foncière véritablement responsable au Cameroun.

Equipe de mission

  • Michel Delor ATANGANE MBANG
  • Willy Stéphane AZEBAZE FEUDJO
  • Diane TAPIMALI
  • Giovanny ENGAMBA
  • Cladelle TIDO
  • Alain Christian ESSIMI BILOA
  • Belinda ONANA
  • Edith Christian NGOUBE NGOUBE
  • Jeanne Thérèse BENTI
  • Adrien OLLE
  • Emmanuel MBAH

Le projet « La société civile participe à la formulation et à la mise en œuvre d’une politique foncière responsable au Cameroun » est mis en œuvre par le Centre pour l’Environnement et le Développement (CED) avec l’appui financier de la Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit (GIZ). Il vise à promouvoir une gouvernance foncière inclusive et participative à Nanga-Eboko et à Yoko, inspirée des directives volontaires internationales, tout en renforçant les capacités des organisations et acteurs locaux.

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